Leucémie, troubles autistiques… Les enfants exposés avant leur naissance aux pesticides en pâtissent. Ils seraient une centaine en Picardie, où une consultation sur ce sujet tabou vient d’ouvrir à l’hôpital d’Amiens.
Amiens (Picardie), reportage
« Quand un bébé naît, des traces de pesticides peuvent être trouvées dans ses premières selles. » Voilà ce qu’a découvert avec effroi Émilie lorsqu’elle s’est rendue, il y a quelques mois, au centre hospitalier universitaire (CHU) Amiens-Picardie pour une consultation médicale dédiée à l’exposition prénatale aux pesticides. Son fils est atteint d’hypospadias, une malformation du pénis.
Quatre parents s’y sont rendus depuis l’ouverture de la consultation, en octobre 2023, cinq autres sont attendus. C’est beaucoup, en comparaison avec les dix-sept demandes reçues depuis 2020 par le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP), qui reconnaît cinq pathologies pédiatriques pouvant être causées in utero par l’exposition professionnelle d’un parent aux pesticides : hypospadias, leucémie, tumeur cérébrale, troubles du neurodéveloppement, fente labiopalatine.
C’est toutefois peu face aux « 1 000 à 2 000 cas d’enfants qui pourraient bénéficier de ce fonds en France, dont une centaine en Picardie si l’on y ajoute les troubles autistiques », dit Sylvain Chamot, médecin du travail au CHU d’Amiens et créateur de cette consultation avec la chirurgienne pédiatrique Élodie Haraux.
Grâce à cet accompagnement unique en France, Aude [*] et son ex-compagnon agriculteur ont compris qu’au moins l’une des deux pathologies de leur fils de 6 ans était éligible au FIVP. Une réalité difficile à digérer. « On s’interroge beaucoup depuis sa naissance, notamment au sujet des pesticides », dit, amère, cette maman d’un garçon né avec une fente labiale (une malformation du bas du visage) et atteint de troubles du spectre autistique. « Je n’ai pas été surprise en apprenant qu’ils ont pu jouer un rôle dans ce qui le touche. L’accepter est plus dur pour mon ex mari, puisque cela remet en cause ses pratiques. » Il cultive pommes de terre, betteraves à sucre, blé, colza ainsi que du lin dans un petit village de la Somme.
« Notre initiative a froissé certains agriculteurs, que nous considérons comme des victimes, et même quelques médecins, ces maladies étant multifactorielles, raconte Sylvain Chamot. Mais nous souhaitions que l’intitulé de cette consultation [Pesticides et pathologies pédiatriques] soit clair, parce que ces pesticides sont aujourd’hui des facteurs de risque reconnus. Ceux qui en sont victimes peuvent faire valoir leurs droits et le FIVP est sous-utilisé. »
Si l’indemnisation est accordée, les soins inhérents à la maladie sont pris en charge à 100 % et l’enfant touche aussi une rente (tant que son état de santé n’est pas stabilisé) ou un capital (dès lors qu’il est stabilisé) qui est calculé en fonction du « taux d’atteinte correspondant au taux médical global intégrant tous les postes de préjudice, adapté à chaque pathologie ».
Une « présomption forte » de liens
Selon les experts de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), « les études épidémiologiques sur les cancers de l’enfant permettent de conclure à une présomption forte de lien entre l’exposition aux pesticides de la mère pendant la grossesse […] ou chez l’enfant et le risque de certains cancers, en particulier les leucémies et les tumeurs du système nerveux central ». Une exposition qui peut toucher le monde agricole, mais aussi d’autres secteurs d’activités (espaces verts, voirie, milieu vétérinaire…).
S’il reste « difficile de désigner des substances actives en particulier », « certaines familles chimiques de pesticides sont impliquées avec un niveau de présomption fort, notamment les insecticides organophosphorés et les pyréthrinoïdes », détaille l’Inserm dans le rapport Pesticides : effets sur la santé, publié en 2013 et actualisé en 2021.
Protéger le père autant que la mère
Souvent prisonniers d’un système intensif qui les pousse à utiliser les produits phytosanitaires, les agriculteurs en sont les principales cibles. « La Picardie a longtemps connu l’omerta sur ce sujet, comme partout où l’utilisation des pesticides est forte », juge François Veillerette, porte-parole de l’association de défense de l’environnement Générations futures.
« Aborder le problème frontalement, comme le fait cette consultation, est donc très important, poursuit-il. Les procédures d’autorisation de mise sur le marché comportent des défauts, les agriculteurs peuvent croire qu’un produit n’est pas dangereux s’il est homologué. »
Au milieu des champs, les dernières connaissances scientifiques sur les risques des pesticides remplacent peu à peu l’ignorance par la peur. « Quand mon fils est né avec un hypospadias en 2016, on ne savait pas que les pesticides pouvaient mener à de telles complications », confie Émilie, une femme d’agriculteur passée par la consultation d’Amiens, qui « s’inquiète » aujourd’hui pour l’un de ses garçons souhaitant exercer le métier de son père.
« Ces risques me préoccupent tellement que j’ai demandé à mon mari de ne plus toucher les produits. D’autres s’en chargent désormais », dit une agricultrice installée au sud d’Amiens. « On sait qu’il faut protéger la femme enceinte, mais le père doit l’être autant pour éviter une exposition prénatale », dit Sylvain Chamot.
Cette préconisation reste difficile à admettre. « Personne n’accepte facilement que son travail ait pu le rendre malade, et encore moins qu’il puisse avoir des conséquences sur son enfant avant sa naissance », dit Claire Bourasseau, membre de l’association Phyto-Victimes. Elle a lancé mi-décembre une campagne d’affichage auprès de 200 spécialistes de santé pour rappeler au public — comme aux médecins — les conséquences d’une exposition professionnelle prénatale aux pesticides.
Besoin de normes et d’alternatives
La MSA (Mutualité sociale agricole) multiplie les actions pour « prévenir les risques chimiques » : « Nous formons à la manipulation des produits phytosanitaires, évaluons les quantités utilisées et leurs conditions de stockage, rencontrons les industriels pour rendre moins volatiles certaines formules », énumère Pierre Orveillon, directeur adjoint de la mutualité en Picardie.
L’existence de « cagoules ventilées » et d’équipements permettant de « verser les produits sans contact » n’empêche pourtant pas toute exposition. Selon l’étude Expoprev, menée en 2020 par la MSA en Picardie, les travailleurs n’utilisant pas les produits phytosanitaires y seraient néanmoins « exposés de façon indirecte par leur environnement de travail ». « Mon ex-mari est reconnu par ses pairs pour se protéger et suivre les procédures de sécurité, ce qui n’a pas empêché notre enfant d’être touché », enrage Aude.
Au-delà de la prévention, l’agriculture de demain a donc surtout besoin d’alternatives aux intrants chimiques. Des leviers comme la rotation des cultures, le désherbage mécanique ou le décalage des semis dans le temps permettraient de diminuer de 50 % l’utilisation des pesticides sur des systèmes de grandes cultures et légumiers, sans grande perte de rendement (8 %), d’après une étude menée depuis 2011 en Hauts-de-France dans le cadre du réseau Dephy. « Ces solutions sont plus dépendantes de la météo et entraînent un surcroît de travail, mais c’est encourageant », estime Samuel Allexandre, l’un des porteurs du projet.
Un ingrédient manque pour valoriser de tels efforts : « Le courage politique », juge le député Dominique Potier, rapporteur d’une commission d’enquête sur les difficultés de la France à diminuer les effets des pesticides entre 2013 et 2023. Il recommande pour y parvenir vingt-six mesures précises, dont une meilleure prise en compte de l’« effet cocktail » des substances chimiques et des « études académiques » dans l’homologation des produits. « La réparation des risques est un premier niveau, dit François Veillerette. Mais il faudra changer de système, puisque les pesticides affectent jusqu’aux nouveau-nés. Sans cela, nous ferons le même constat dans quinze ans. »
Pas sûr qu’il soit entendu : le gouvernement vient d’annoncer la mise en pause du plan Écophyto pour répondre à la colère des agriculteurs, alors que ses normes visaient justement à les protéger en réduisant l’usage des pesticides.
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