Discours de Philippe Séguin à l’Assemblée Nationale le 5 mai 1992

« La construction européenne se fait sans les peuples, elle se fait en catimini, dans le secret des cabinets, dans la pénombre des commissions, dans le clair-obscur des cours de Justice.

Voilà 35 ans que toute une oligarchie d’experts, de juges, de fonctionnaires, de gouvernants prend, au nom des peuples, sans en avoir reçu mandat des décisions dont une formidable conspiration du silence dissimule les enjeux et minimise les conséquences.

A la décharge des absents, je reconnais bien volontiers que le conformisme ambiant, pour ne pas dire le véritable terro­risme intellectuel qui règne aujourd’hui, disqualifie par avance quiconque n’adhère pas à la nouvelle croyance, et l’expose littéralement à l’invec­tive.

Qui veut se démarquer du culte fédéral est aussitôt tenu par les faiseurs d’opinion (…) au mieux pour un contempteur de la modernité, un nostalgique ou un primaire, au pire pour un nationaliste for­cené tout prêt à renvoyer l’Europe aux vieux démons qui ont si souvent fait son malheur.

Mais, constatons-le, ce débat ne s’engage pas vraiment.
On se contente de faire dans l’incantation : « c’est beau, c’est grand, c’est généreux, Maastricht ! Ou dans la menace à peine voilée – Maastricht ou le chaos! Si vous ne votez pas Maastricht, vous ne serez jamais ministre ! »

Tout se passe en réalité comme si personne n’avait vraiment envie de débat.

De renoncement en renoncement, nous avons nous-­mêmes contribué à détourner le peuple de la chose publique et à ruiner le sens civique.

II est temps de dire que bâtir l’Europe des Douze sur la peur obsessionnelle de la puissance de l’Allemagne est tout de même une bien étrange démarche, proche de la paranoïa.

D’autant qu’à force de vouloir faire cette intégration à tout prix, on va finir par faire l’Europe allemande plutôt que de ne pas faire l’Europe du tout, ce qui serait un comble.

Il ne servira à rien de tenter de ficeler l’Allemagne. Car l’Allemagne, et c’est bien naturel dans sa position et avec, les moyens dont elle dispose, ne renoncera à sa souveraineté que si elle domine l’ensemble, certainement pas si elle lui est subordonnée.

Et comment peut-on imaginer que l’Allemagne va renoncer à jouer son jeu en Europe centrale?

N’a-t-elle pas d’ailleurs clairement annoncé la couleur quand elle a reconnu unilatéralement la Croatie, sans se soucier des engagements communautaires qu’elle avait pris quelques semaines auparavant ?

Une fois de plus, il nous faut considérer le monde tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit.

Et dans ce monde-là, ce que la France peut apporter de plus précieux à l’Europe, c’est de trouver en elle-même assez d’énergie et de volonté pour devenir un contrepoids, pour équilibrer les forces en présence, pour peser lourd face à l’Allemagne, sinon pour faire jeu égal avec elle. »

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